Physique et Métaphysique :  

Contes, légendes et poèmes soufis.

Symbolisme des images rencontrées sur les chemins de la Vouivre...

 

Un exemple de couple alchimique
 
dans le roman de Henri Bordeaux :
 
Sibylle ou le dernier Amour
 
 
 
Il nous est nécessaire, en préambule, de dire ce que nous entendons par « couple alchimique » et par l’état d’androgyne. Un homme atteint son androgynie lorsqu’il entre en pleine possession de sa deuxième polarité féminine ; une femme de même pour sa deuxième polarité masculine. Ainsi chacun possède sa plénitude d’Être et par-là peut vivre véritablement son autonomie. Dans un couple alchimique[1], les deux ont atteint cet état. On peut citer pour exemples Eloïse et Abélard, Leila et Majnun, l’alchimiste Nicolas Flamel et Dame Pernelle, François d’Assise et Claire, Jean de la Croix et Thérèse d’Avila…

Sibylle ou le dernier amour est un vieux livre, un peu désuet, et même, certains diront, vieillot, que l’on ne peut trouver que dans les rayons poussiéreux des bibliothèques, au hasard des vide-greniers ou bien parmi les livres d’occasion sur Internet. Et pourtant, quelle belle écriture au service d’une fine connaissance de la vocation humaine !

Dans un style alerte et charmant, avec beaucoup de finesse, l’auteur dépeint la passion d’Hubert de Mièges, noble savoyard, pour une Grande Dame de la Cour de l’Impératrice Eugénie, à la fin du Second Empire, et leur rencontre émouvante. Il utilise pour cela  l’artifice du manuscrit trouvé dans le tiroir secret, et combien symbolique, d’un meuble acheté d’occasion.
 
En filigrane derrière cette rare histoire d’amour, une étude de tous les ressorts de l’âme humaine, de tous les degrés de la passion la plus noble et la plus exaltante qui se termine par le sacrifice suprême pour l’amant, l’auteur du manuscrit. Il accède par-là à l’état d’androgyne.

L’Aimée, l’Amante, la Dame, c’est Sibylle, surnom évocateur déjà puisque la Pythie devait être Vierge en vérité pour laisser émaner la Sagesse Divine dans ses révélations et ses prophéties. L’être vierge est celui qui est « vierge de toute notion », enseigne Maître Eckhart : « Vierge, c’est-à-dire un être humain qui soit dégagé de toute image étrangère, aussi dégagé qu’il l’était alors qu’il n’était pas.[2] ». :Ce à quoi il a été précisé : « y compris de la notion de virginité[3] ». Ni Vierge folle, ni Vierge sage ! C’est dire qu’elle vit, elle, déjà son état d’androgyne. On ne la connaît qu’à travers le journal tenu par son amant qui garde jusqu’au bout sa véritable identité secrète pour ne lui nuire en rien : « Je vous laisserai le voile sous lequel vous désirez de cacher votre cher visage. »

Elle est mariée à un très haut dignitaire de l’Empire et elle est mère de deux enfants.
Lui est veuf, la cinquantaine passée, père d’une fille qu’il a élevé seul. Gentilhomme campagnard, homme de guerre, érudit et poète, il a eu de nombreuses maîtresses et une liaison durable avec une actrice, Mina, qu’il va sacrifier à l’amour hors du commun qui l’envahit dès la première rencontre. Cette Dame est en lui ce qui est « d’Âme » ; elle est La Femme véritable, le « Feu de son âme », comme le dit la Langue des Oiseaux[4].

Au-delà de la banalité apparente de leur rencontre, on trouve au fil du récit et des lettres d’amour écrites par Hubert de Mièges toutes les facettes que déploie l’âme humaine dans son ascension vers le meilleur de soi-même, dans la quête de l’âme sœur, de la compagne alchimique sans laquelle une moitié de nous-même pleure, hésité, crie et souffre d’être inaccomplie, blessée, exilée et meurtrie.

Voyons tout d’abord ce que le Héros du récit dit de sa Dame.
 
 

LA DAME

 
 
Elle a, comme l’Impératrice, « un port de reine ». Elle est, comme elle, « attardée parmi les humains ». C’est l’inspiratrice « rebelle au mensonge, joyeuse et saine dans la vie ordinaire, scrupuleuse et réservée néanmoins dans la passion, mystérieuse de cœur et de visage. »

Elle est essentiellement idéalisable et Hubert de Mièges est subjugué, lui qui a connu dans son existence tant de femmes. Pour lui, elle est toute joie et toute beauté : Que lui dit-il dans son journal ? Que lui écrit-il ? « Vous savez que vous êtes ma lumière. » - « Pas d’ombre entre nous, sur nous » - « Il vous suffit de paraître pour répandre la joie et la confiance. » - « Vous êtes puissante à distance, silencieuse et mystérieuse, sans un mot, sans une promesse. » - « Est-ce mon imagination qui vous ajoute ce nimbe ? » - « Enfin, la joie est l’état véritable de votre âme, et le chagrin vous est plus contraire qu’à qui que ce soit. » « Mes yeux s’embuent quand la vérité ou la beauté me pénètrent. »

Il la décrit ainsi et il réalise quelle fonction est la sienne dans cette rencontre. Elle est la Déesse, à la fois si proche et si inaccessible qui l’élève au rang où elle est. « Non seulement je vous aime, mais j’aime l’amour que j’ai pour vous. »

Il avoue l’influence qu’elle a exercée sur lui : « Elle m’a conduit sur un sommet, le sommet de ma vie où j’aperçois mieux la vérité des choses et l’unique beauté de mon amour pour elle. » - « J’ai compris que son suprême don, c’était cette divine tendresse supérieure à tous les liens de la chair et qui n’en a pas besoin pour confondre deux êtres dans la libération de toutes les misères humaines, dans l’épanouissement et la douceur d’une fusion que rien ne pourrait altérer, que rien ne pourras plus restreindre, diminuer ou corrompre. » Puis, dans le feu de la passion, il emploie le tutoiement : - « Harmonieuse, c’est bien le mot qui te convient, qui te définit et que je cherchais. »
 
Lorsqu’ils sont séparés dans les apparences, il lui écrit donc. Bien sûr, elle ne recevra jamais ses lettres qui resteront à dormir dans le tiroir secret d’un meuble. « Nous continuerons de nous aimer toujours, même éloignés l’un de l’autre s’il le faut, et nous puiserons dans cette certitude la puissance d’une vie supérieure où tu seras ma tendre lumière, où je m’efforcerai d’être la tienne. »

Cette Dame veut rester en toute fidélité à son mari et à ses enfants, ce qui l’interroge : « Ai-je pu d’ailleurs jamais pénétrer le bonheur conjugal dont s’enveloppe Sibylle et qui m’arrête parfois de douleur et d’envie les mouvements du cœur. » - « Elle avait devant son mari une amitié dont il ne pouvait se montrer jaloux tant elle y mettait de grâce naturelle et de droiture ensemble. » Elle lui dit même : « Je suis devenue si nécessaire aux miens que j’ai cessé d’être à moi. »

Elle est consciente de son âme à l’intérieure d’elle-même et elle vit pleinement dans cette rare unité entre les aspirations intérieures les plus justes et les plus profondes et son existence quotidienne. Elle se véhicule comme elle se doit sur la terre, spontanément. Elle vit l’état d’Androgyne.
 
Lui, l’amant, sait qu’il lui faut se hisser au niveau où elle est naturellement
.
 
 

LA SUBLIMATION

 
 
Pour Hubert de Mièges, se présente à lui la nécessaire sublimation de la passion qu’il éprouve, son épuration, malgré toutes les souffrances vécues comme autant de marches douloureuses jusqu’au sacrifice suprême. Son amante exige de lui le meilleur : qu’il soit capable de transcender sa passion, comme elle, pour ne pas faillir à l’honneur : « Notre honneur, pareil à cette épée nue qui séparait deux amants dans un conte de Bretagne. »

L’amour porte l’amant à tous les dépassements, à l’exemple de l’aimée : « L’amour est d’habitude source de tourment intérieur. Or il ne semble pas vous troubler. Vous l’avez assimilé avec cette richesse de nature qui vous rend la vie si aisée », lui écrit-il. Et encore : « Vous avez de l’ambition pour moi plus que j’en ai pour moi-même. » - « Je me sens porté par toi, soulevé au-dessus de la vie. Je suis entré par toi dans un monde nouveau où tout est félicité, aisance, harmonie. » La vérité simple lui apparaît : « Elle ne m’a aimé qu’en me plaçant au-dessus des autres hommes ». D’où ce constat : « Valoir mieux que Sibylle pour Sibylle, j’ai trouvé ma voie. » - « Voilà bien ce qu’elle exige : tirer de notre tendresse un principe de perfection. »

L’exigence de Sibylle est absolue. Il rapporte ses propos : « Crois en moi et ne doute jamais », et constate : « Tu m’aimes autant que je t’aime, plus que tout ce qui doit passer un jour, plus que mon corps qui se fanera bientôt. »
 
L’amour est la jeunesse du cœur. Ils y trouvent l’un et l’autre un bain de jouvence. Cette passion ardente n’est pas pour autant platonique, mais charnelle : « Sentir près de moi les boucles de vos cheveux, vos lisses épaules et vos bras nus m’enivraient et les mots me restaient dans la gorge. » - « Vous êtes si forte sur moi. Je ne suis que faiblesse auprès de vous. »

 
 

LA SÉPARATION

 
 
C’est le couple alchimique qui ne peut cohabiter, comme cela est la plupart du temps. Leurs manières de vivre, leurs environnements, leurs préoccupations sont entièrement différents. Intérieurement, ils sont semblables. Lui cependant n’est pas encore parvenu à l’état d’androgyne, mais il y est porté par la sublimation inéluctable que son amante exige de lui.

Les exigences de Sibylle rendent leur séparation inévitable. Elle est au cœur de leurs rencontres furtives : « Il n’y a qu’à l’amour que vous ne vous abandonnez pas », lui dit-il.

Et elle de répondre : « Je vous aimerai toujours et je ne serai jamais à vous. »

La peur de faillir à l’honneur porte en elle l’exigence de la séparation ! « Tu as peur non de moi, ni de l’amour, mais des ténèbres de cet amour coupable… Tu aurais dû plier ta fierté et ta pudeur aux rendez-vous clandestins et tu n’as pu t’y résoudre. » - « Elle a voulu m’aimer sans remords et c’est pourquoi elle m’a ordonné de partir » - « Non, non, l’amour ne devrait pas cesser d’être un enchantement. Il ne pouvait plus l’être à nous deux. Il le serait pour chacun de nous séparé de l’autre. »

« Peut-être est-ce le sentiment de la mort qui donne à l’amour ce goût amer et délicieux ensemble. »

« Toujours ce chantage à la mort, ô mon pauvre cœur vivant. »

« Notre amour est plus redoutable que la guerre et un jour viendrait où nous ne pourrions plus lui résister. »
 
Ces quelques jours ensembles vont les voir faire tour à tour assaut de désir, de don et de renoncement. Tout le travail subtil de la femme en possession de son androgynat est d’amener son compagnon alchimique, son double, à ne plus être dans sa matière, dans ses désirs, en lui concédant suffisamment pour qu’il ne se refoule pas entièrement, et insuffisamment pour qu’il s’accroche et se dépasse. Elle va l’amener ainsi au point où elle est parvenue déjà depuis longtemps.


« Je me sens par toi soulevé au-dessus de la vie. »

« Ne descendrez-vous donc jamais vers moi. »

Et elle va descendre pour mieux l’élever. A la veille de céder, elle s’écrit : « Après tout, pourvu qu’on en meure ! »

« Elle n’était plus sûre d’elle-même. Elle aussi était la proie de son amour ». Du moins le croit-il. Mais avant, elle s’était confiée à son honneur : « Je ne suis plus la sereine Sibylle, mon cher amour. Je ne suis qu’une femme qui t’aime bien plus que tu ne l’aimes. Mais souviens-toi que c’est à toi que je me suis confiée. »

Il n’en abusera pas : « Mon hospitalité ne serait plus qu’un calcul, et je n’ai jamais su calculer. »
 
Au long des promenades, il met sur ses épaules sa cape dont elle aimait s’envelopper. Il remplit son rôle d’hôte, mais avec quels sentiments ? « Protéger l’être aimé, veiller sur son sommeil, lui éviter tout heurt, le garder. »
 
Elle est sur le point de se donner à lui : « Ton visage était plus blanc que ton vêtement. Ton courage et ta pudeur vaincue le faisaient resplendir. »

A son tour, il refuse ce don avant de partir pour la mort pressentie : « Je t’ai déposée sur ta couche encore ouverte, mais avant de la refermer sur le trésor de ta chair, j’ai pourtant voulu baiser tes pieds nus qui t’avaient porté jusqu’à moi. »
 
 

L’HOLOCOSTE

 
 
Le lendemain, il part, rejoint son régiment et, quelques jours après, trouve une mort glorieuse dans l’affrontement avec l’ennemi.

Elle savait d’avance son destin, et lui voyait qu’elle savait : « J’ai lu dans tes yeux tant de terreur, et cette adoration qu’on a pour ce qui va finir. J’ai lu mon arrêt dans tes yeux suppliants. Ton dernier baiser fut sur mon front, là même où l’on embrasse les morts. »
 
Elle a réussi à l’amener à ce point ultime.
 
Pacifié, il fera son devoir contre les Prussiens. Sa lucidité est totale : « Après avoir critiqué avec une froide et implacable raison l’attaque ordonnée par le Général, il se jeta dedans avec tout l’élan de cette jeunesse qu’il avait gardée. »

L’un des témoins de sa mort dira : «  D’habitude réservé, il était dans son élément et s’épanouissait. Je n’aurais pas cru qu’on pouvait marcher ainsi vers la mort. »
 
Héros de l’Amour, Hubert de Mièges monte ainsi sur le bûcher allumé par la guerre de soixante dix pour que se consume la passion qui le dévore telle la tunique de Nessus.
«  Mais l’amour se contente-t-il jamais d’avoir tout dévoré et consumé en nous ? »

Le couple alchimique vit l’impossible, l’Amour.

« L’amour : ce qu’il commande avec une autorité qui ne supporte pas la résistance et qui la brise, c’est la fusion totale de deux êtres qui, après s’être longtemps cherchés, se sont découverts pareils avec enivrement, savent d’avance par une intuition mystérieuse qu’ils sont le complément l’un de l’autre, la félicité l’un de l’autre. »
 
Jusqu’à ce point, nous ne vivons que les ébauches, les prémices de l’Amour…

 
 
                                                               Robert Régor Mougeot
 
 

[1] - Emmanuel-Yves Monin, La Voie du Couple, 1991. Point d’Eau.
[2] - Maître Eckhart, Sermons, Seuil, 1974, tome I, p. 52. Voir : Régor R. Mougeot, Le Miroir symbole des symboles, Dervy, 1995, chap. “La Conception Immaculée”.
[3]-  Emmanuel-Yves Monin, De la Belle et la Bête à l’Androgyne ou Diane à la Licorne, Ed. Les Amis du Désert, 1985.
[4] - Emmanuel-Yves Monin, Hiéroglyphes Français et Langue des Oiseaux alchimique, 1982 (5° éd. 1994), Point d’Eau.

 

 
 
 



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